Dans son rapport 2021-2022 sur le respect des codes de bonne conduite et l’indépendance des gestionnaires de réseaux d’électricité et de gaz naturel (RCBCI), publié le 16 mai 2023, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) s’est concentrée sur quatre thématiques parmi lesquelles figurent la séparation des activités régulées et concurrentielles ainsi que le raccordement des infrastructures de recharge pour véhicules électriques (IRVE).
Séparation des activités régulées et concurrentielles.
Il s’agit d’une thématique abordée depuis plusieurs années par la CRE, sa doctrine ayant été doctrine précisée dans son rapport RCBCI 2017-2018 (pp. 5 et 27). Notamment, le régulateur interdit dans la plupart des cas aux opérateurs régulés de réaliser en propre ou via des entités sous leur contrôle des activités les plaçant comme utilisateurs de leurs propres infrastructures, et recommande vivement la filialisation de leurs éventuelles autres activités concurrentielles afin de limiter les risques de subventions croisées et de confusion d’image.
Un volet du dernier rapport RCBCI est ainsi consacré à la diversification des activités des gestionnaires de réseaux dans des secteurs concurrentiels. Cela concerne notamment le stockage au sein du système électrique, la production de biogaz et d’hydrogène… ainsi que les IRVE.
Concernant ces dernières, la CRE rappelle qu’« en tant qu’utilisateurs du réseau et face au risque de discrimination vis-à-vis d’autres utilisateurs, les gestionnaires de réseaux ne sauraient déployer en propre des stations GNV et/ou des IRVE. Une intervention au travers de prises de participation dans des sociétés actives dans les filières du GNV et des IRVE peut cependant être envisagée à condition de demeurer minoritaire et ne donner aucun pouvoir contrôlant » (p. 20 du rapport 2021-2022).
Raccordement des IRVE.
Dans un autre volet du rapport, la CRE se penche plus particulièrement sur le respect du principe de non-discrimination par Enedis lorsqu’elle raccorde des IRVE au réseau public, notamment dans l’habitat collectif. Les IRVE situées dans ce type d’habitat sont en effet particulièrement sensibles à double titre.
D’une part, elles concernent principalement des utilisateurs non-avertis et extérieurs au secteur de l’énergie.
D’une part, ces IRVE font l’objet de dispositions particulières conduisant à l’intervention concurrente d’opérateurs privés et de gestionnaires de réseaux de distribution (GRD). On comprend que selon la « solution technique » (termes de la CRE) choisie par la copropriété, « l’infrastructure collective de recharge » (qui correspond à tout ou partie des installations électriques entre le réseau de distribution et des points de recharge individuels ou d’autres équipements collectifs exploités par des opérateurs d’IRVE) est :
- soit une « colonne horizontale » (termes aussi utilisés par la CRE, sans doute par résonance avec les « colonnes montantes ») relevant du réseau public ;
- soit un réseau privé desservant des IRVE (points individuels voire stations de recharge), dès lors que le législateur a permis leur raccordement indirect au réseau public.
Le régulateur considérait dans son avis n° 2022-147 du 19 mai 2022 (p. 3) que le dispositif d’infrastructures collectives relevant du réseau public conduisait les GRD à intervenir dans un domaine concurrentiel – de surcroît avec préfinancement lorsque les textes le permettant seront parus. Son analyse demeure identique dans le dernier rapport RCBCI : « Enedis ne doit en aucune façon profiter des contacts établis au titre du raccordement, domaine où il est en situation de monopole, pour chercher à promouvoir sa solution de déploiement des IRVE par colonne horizontale, domaine où il est en concurrence ».
La CRE constate que les écarts – agents ou sous-traitants d’Enedis favorisant la solution « colonne horizontale » – sont rares et résultent de comportements isolés, mais que leur existence n’est pas pour autant acceptable. Elle formule donc des recommandations pour les recenser et pour qu’Enedis y mette un terme.
Enfin, si la CRE n’a pas analysé les modalités de raccordement des IRVE par les entreprises locales de distribution (ELD) en raison du « nombre encore relativement faible de raccordements d’IRVE sur leur territoire », elle a d’ores et déjà indiqué qu’elle sera à l’avenir « particulièrement attentive aux modalités de développement du secteur sur le territoire de desserte des ELD et au respect par les gestionnaires de réseaux du principe de non-discrimination ».
Distinction entre IRVE et infrastructures collectives.
Deux régimes juridiques semblent donc s’appliquer selon l’objet de l’intervention des gestionnaires de réseaux dans la filière IRVE :
- l’exploitation d’IRVE est considérée comme une activité concurrentielle exercée par des utilisateurs du réseau, dès lors soumise à des règles strictes limitant fortement l’intervention des gestionnaires de réseaux ;
- l’exploitation d’infrastructures collectives de recharge est aussi considérée comme une activité concurrentielle, mais dont l’intervention des GRD est prévue et organisée par la loi.
En droit de l’Union européenne, on peut a minima signaler que la directive relative au marché intérieur de l’électricité n’interdit expressément aux gestionnaires de réseaux que d’exploiter des points de recharge individuels (voir mon dernier article sur ce sujet). Cela pourrait expliquer pour partie la différence de régime juridique.
Mais la situation est plus questionnable au regard de la doctrine de la CRE en matière de diversification des activités des opérateurs régulés. Un gestionnaire d’infrastructure collective raccordée au réseau public est en effet un utilisateur du réseau public. Certes, la loi prévoit que ces infrastructures, lorsqu’elles soient exploitées par un GRD, font partie intégrante du réseau public. Mais cette qualification organique de la nature du réseau découle du choix de l’opérateur : il ne le précède pas. L’opérateur disposant de droits exclusifs se trouve donc en concurrence avec d’autres opérateurs utilisateurs finals du réseau.
C’est précisément la situation que la CRE tente d’éviter avec ses règles strictes relatives à la diversification des activités des opérateurs régulés, mais qui a ici été imposée par le législateur. C’est donc une situation délicate à réguler, ce qui explique sans doute que la CRE ait consacré un volet entier du rapport RCBCI au raccordement des IRVE. Le préfinancement des infrastructures collectives relevant du réseau public ajoute au demeurant une couche de complexité qui n’est pas encore achevée.
Autres actualités concernant l’articulation entre activités régulées et concurrentielles des IRVE.
Après avoir mené une consultation publique sur le préfinancement par le TURPE des colonnes horizontales en copropriété, la CRE a formulé une proposition sur l’encadrement de la contribution prévue par le décret n° 2022-1249 du 21 septembre 2022 relatif au déploiement d’infrastructures collectives de recharge relevant du réseau public de distribution dans les immeubles collectifs à usage principal d’habitation.
Ces travaux portent sur le calcul du plafond et du plancher de la quote-part que les utilisateurs finals devront verser pour raccorder leurs installations aux infrastructures collectives relevant du réseau public, ainsi que sur la régulation incitative applicable aux GRD concernant les délais de raccordement aux infrastructures collectives.
Enfin, plus tôt dans l’année, l’Autorité de la concurrence s’était autosaisie pour avis afin d’analyser le fonctionnement concurrentiel du secteur des infrastructures de recharge pour véhicules électriques. Son avis devrait être rendu au premier semestre 2024.
L’objet de cette saisine était « d’identifier les délimitations possibles des marchés relatifs au secteur et d’examiner la dynamique concurrentielle qui s’exerce sur les différents segments de la chaîne de valeur ainsi que la position des acteurs présents et leurs relations contractuelles. Une analyse particulière sera menée sur des segments de marché décisifs pour les utilisateurs de véhicules électriques, tels que ceux des IRVE publiques, sur autoroute notamment, et des IRVE privées dans les habitations collectives ».
La filière des IRVE devient donc, malgré elle, un laboratoire expérimental du droit de la concurrence. Si les problématiques juridiques soulevées et les solutions qui en découleront seront sans doute intéressantes pour les juristes, il n’est pas certain que les utilisateurs et opérateurs du secteur soient satisfaits de cette situation.
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