Alors que les difficultés financières s’accumulent pour les fournisseurs d’énergie en raison de la persistance de prix élevés sur les marchés de gros, les outils à disposition de RTE à l’encontre des responsables d’équilibre sont renforcés.
La Commission de régulation de l’énergie (CRE) a en effet adopté en urgence le 20 janvier 2022, à la demande du gestionnaire du réseau public de transport d’électricité RTE, une délibération portant décision relative aux règles relatives à la programmation, au mécanisme d’ajustement et au dispositif de responsable d’équilibre.
Le contexte
Le régulateur explique qu’il a été saisi par RTE d’une nouvelle version des règles MA-RE le 10 janvier 2022, puis d’une demande de renforcement en urgence des « modalités de sécurisation financière du dispositif de responsable d’équilibre » le 18 janvier. La dernière version des règles, entrée en vigueur le 1er septembre 2021, résultait d’une délibération du 1er juillet 2021.
Cette demande urgente de RTE est intervenue le lendemain de la suspension par arrêté du 17 janvier 2022, de l’autorisation d’achat pour revente d’électricité aux clients finals dont la société BULB France bénéficiait. Cette filiale d’un fournisseur britannique faisant l’objet d’une procédure collective outre-manche, a été sanctionnée par la ministre en charge de l’énergie pour manquement à l’obligation de prise en charge des écarts sur le réseau électrique.
Le dispositif de responsable d’équilibre (RE)
La section 2 des règles relatives au dispositif de RE définit ce dernier comme la « Personne morale ayant signée avec RTE un Accord de Participation pour la qualité de Responsable d’Equilibre, en application duquel les signataires s’obligent l’un envers l’autre à compenser financièrement les Ecarts constatés a posteriori dans le Périmètre d’Equilibre ».
Concrètement, le RE est financièrement responsable vis-à-vis de RTE des déséquilibres apparaissant sur son périmètre – correspondant à ses propres éléments d’injection et de soutirage d’énergie et à ceux des tiers qui l’ont mandaté (producteurs, consommateurs notamment). Ces déséquilibres correspondent à la différence entre les injections et soutirages qui avaient été anticipés par le RE et les injections et soutirages qui sont réellement intervenus. Les fournisseurs d’électricité assurent généralement l’équilibrage de leur propre périmètre et sont souvent RE pour leurs consommateurs et certains producteurs.
L’encours admis dans le cadre du dispositif RE est égal à la sûreté constituée par le RE sous forme d’une garantie bancaire voire de dépôts de liquidités. Lorsque l’encours d’un RE dépasse ce montant, la version des règles entrée en vigueur le 1er septembre 2021 prévoit dans l’hypothèse la plus classique que RTE peut notifier le dépassement au RE. A défaut de modification de la garantie bancaire ou de dépôt de liquidités suffisantes pour couvrir le dépassement 3 jours ouvrés après cette notification, RTE peut mettre en demeure le RE d’y procéder dans les 10 jours ouvrés.
La résiliation de l’accord de participation conclu entre RTE et le RE n’est possible qu’à l’expiration de cette nouvelle période, mais RTE peut empêcher le RE de fixer des volumes d’énergie dans son périmètre pour la période concernée, jusqu’à régularisation. Le risque de pertes de RTE correspond donc a minima à 3 jours ouvrés, quand bien même RTE aurait fait usage des outils à sa disposition avec la plus grande diligence.
Les modifications demandées par RTE et mises en place par la CRE ont donc pour objet de réagir plus promptement à l’encours excessif de certains RE, en particulier lorsque leur situation financière est susceptible de faire obstacle à la récupération de leur dette.
Les changements apportés par la CRE
La CRE précise dans sa délibération que RTE « a constaté au cours des derniers mois des cas d’encours pouvant atteindre plusieurs dizaines de millions sans que les règles actuelles lui permettent de réagir suffisamment rapidement ». Il en résulte un risque de pertes importantes pour RTE – et donc pour les utilisateurs payant les tarifs d’utilisation des réseaux publics d’électricité (TURPE) – correspondant à la différence entre l’encours du RE au moment de la résiliation de son contrat par RTE et l’encours contractuellement autorisé.
Après avoir indiqué qu’un RE dont l’encours est supérieur à son encours autorisé doit être considéré comme « défaillant » – terme qui n’est pas utilisé par les règles relatives au dispositif de RE – la CRE détaille les mesures approuvées en urgence à la demande de RTE, en synthèse :
- la réduction de 10 à 5 jours du délai suivant la mise en demeure et au-delà duquel RTE peut résilier l’accord de participation du RE ;
- la réduction du délai de validité du dépôt de liquidités à titre de gage-espèce de 90 à 45 jours, au-delà duquel le RE doit substituer au dépôt une garantie bancaire ajustée ;
- la possible réduction du délai de paiement des factures des RE défaillants de 30 à 5 jours ;
- l’augmentation de la garantie financière maximum exigible en cas de défaillance d’un RE, de 5 à 30 millions d’euros, mesure contrebalancée par une réduction de la garantie en cas d’absence de dépassement de l’encours pendant une période continue de 3 mois.
Le caractère provisoire des mesures et le défaut de consultation préalable des acteurs
Le régulateur précise que ces mesures ne sont que provisoires et devront être soumises à consultation des acteurs intéressés avant une nouvelle saisine de la CRE le 1er juin 2022.
Il s’agit d’une obligation préalable prévue aux points 1 et 5 de l’article 10 du règlement de la Commission européenne du 23 novembre 2017 concernant une ligne directrice sur l’équilibrage du système électrique, qui s’applique aux « modalités et conditions relatives à l’équilibrage » approuvées par le régulateur conformément au (c) du point 4 de l’article 5 du même règlement.
Malgré leur caractère provisoire, l’adoption de ces modifications sans consultation préalable laisse perplexe. Elles interviennent pour pallier une carence des règles et au regard de leur objet – mettre fin à l’intervention de RE considérés défaillants – elles seront essentiellement appliquées dans les prochaines semaines et dans les prochains mois, soit avant l’achèvement de la consultation.
En somme, des RE ayant contracté avec RTE selon des termes connus, qu’ils savent ne pouvoir être modifiés qu’après une consultation à laquelle ils auront l’opportunité de participer, se voient appliquer des conditions plus strictes qu’ils n’auront pas pu débattre au préalable. Cette circonstance est d’autant plus remarquable que l’augmentation des garanties financières exigibles représente un coût substantiel pour des entités déjà financièrement fragilisées.
Le Conseil d’Etat a certes validé par une décision du 29 décembre 2021 (société Joul, n° 437594) la modification par la CRE de contrats en cours d’exécution lorsque cela est prévu – même implicitement – par des dispositions législatives et que cela répond à un motif d’intérêt général suffisant lié à un impératif d’ordre public, ce dont la CRE s’est félicitée. Encore faut-il que ces conditions soient réunies et que le principe de sécurité juridique soit protégé par les mesures transitoires nécessaires – cela est par définition délicat lorsque la modification contractuelle vise à réagir à une situation urgente.
Si RTE et la CRE prennent de tels risques juridiques, c’est que ces modifications sont considérées comme absolument nécessaires au regard de la situation exceptionnelle actuelle. On ne peut toutefois que regretter que des sujets si importants n’aient pu être anticipés et débattus avec les acteurs concernés, alors même que les règles MA-RE sont modifiées régulièrement et que les difficultés financières des fournisseurs sont latentes depuis plusieurs mois.
Les précédentes mesures urgentes visant à pallier les défaillances de fournisseurs
La situation ici commentée n’est pas sans rappeler les errements du dispositif de désignation de fournisseurs de secours après appel d’offres, qui a pour objet de maintenir la continuité d’alimentation de consommateurs en électricité lorsque leur fournisseur n’est plus en mesure de les alimenter.
Ce dispositif existe depuis 2006 mais n’a jamais été mis en œuvre. Aucun appel à candidatures n’a en effet été organisé en temps utile, la ministre de la transition écologique n’ayant demandé à la CRE de préparer un cahier des charges que le 5 mai 2021, finalement adopté par le régulateur dans une délibération du 14 octobre 2021 mais sans qu’une procédure n’ait depuis lors été organisée par l’Etat.
Cette carence a conduit la ministre de la transition écologique à désigner EDF comme fournisseur de secours à titre transitoire dans un arrêté du 3 novembre 2021.
La crise des prix de l’énergie aura donc mis en exergue de nombreuses carences de notre cadre juridique – sans même revenir sur l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique – et il est malheureusement probable que d’autres failles apparaîtront plus vivement dans les prochains mois.
Retour aux articles